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Géographies intérieures
Exposition de Lauriane Houbey et Marie Moreau au Lieu d’Art d’Aujourd’hui. Grenoble. octobre - decembre 2012
HISTORIQUE DE COLLABORATION
Marie Moreau. Au début, il y a le désir de réaliser des travaux qui s’articulent à des lieux d’accueil - sanitaires et sociaux - qui ont une histoire et une action qui m’importent à Grenoble. Il y a aussi ces différentes collaborations avec Lauriane Houbey autour du paysage, du territoire grenoblois. Et cette histoire commune, celle des occupations d’espaces -squats-, qui s’est soldée par une chronique d’expulsions. Une opération de mise sous silence. Et qui s’opère aujourd’hui encore. La ville m’est alors apparue comme une coquille creuse. En tout cas, c’est comme ça, un temps, que je l’ai vécu. Désenchantée. J’ai eu besoin de trouver des espaces-ressources, comme des restes de terrains vagues, des passages, des zones non exploitées où il est encore possible de flâner, de se perdre, de rêver.
Lauriane Houbey. Pour ma part, j’ai besoin, pour ne pas tourner en rond, de me sentir face à des brèches de sensible. Les espaces-ressources sont des imaginaires-ressources. Des environnements où tout n’est pas encore tracé, écrit, ou bien des zones où je sens que d’autres personnes en ont d’autres usages que moi, ou des zones qui n’ont peut-être pas d’usage, non-affectées. Non-affectées au sens fonctionnel comme au sens esthétique du terme.
M.M. Le fleuve Drac nous a permis ça à un moment. "L’envers des villes", dont j’avais la sensation d’avoir été crachée.
L.H. Oui, d’où cette expédition draconienne pour explorer ces abords et les îles du fleuve : ces envers de villes. Vivre une expédition urbaine et péri-urbaine. Etre ici, chez nous, avec une autre curiosité, reconsidérer l’existence de nouvelles zones inconnues. Cette expédition réunissait des artistes et des marcheurs (du documentaire, de la danse, de l’architecture, de la sculpture, de la carte) et nous avons marché ensemble dans le lit du fleuve, profitant de nos expertises et de nos sensibilités respectives pour explorer cet environnement, rencontrer ses habitant.e.s et ses usager.e.s.
M.M. Plus tard en 2010, nous sommes à nouveau entrées en-quête dans cette gueule urbaine, en cherchant des refuges et des itinéraires qui ne nous coupent pas de ces envers que nous affectionnions et qui donnent du sens à rester, aussi parce que plusieurs initiatives urbaines nous redonnaient du désir. Ces itinéraires reliaient des lieux, des collectifs, des projets et dessinaient des ‘Constellations Urbaines’. Une des marches s’est faite depuis des refuges de Chartreuse jusqu’à des centres sociaux et des regroupements d’habitants. Suite à cette expérience, j’ai eu envie de travailler plus en relation et dans le temps avec certains des lieux d’accueil. Voilà comment, maintenant, je vais à Point d’eau et au Fournil. Ce qui est précieux c’est qu’on me laisse essayer. Les usagers, les convives, les bénévoles, les salariés m’observent aménager un espace, du temps. Parfois certains appareillent à ce que je fabrique, parfois, je m’appareille à ce qu’ils fabriquent ou ce qui se fabrique là. En tout cas, il s’agit de s’échapper.
PLATEFORME ART & SOCIAL UNE RECIPROCITÉ
L.H. C’est suite à ces "constellations urbaines" et à ces rencontres que nous avons mis en place la "plateforme" Art&Social. C’est avant tout un support qui nous permet de rencontrer des situations sociales, des réalités, des sensibilités spécifiques. Un outil pour explorer la diversité des esthétiques du monde, parce que la manière dont nous sentons, percevons, sommes touchés, est un endroit fort de construction / transformation des affects, on pourrait dire un endroit d’action politique. C’est un enjeu d’échange d’expertises, qui passe d’abord par la reconnaissance des expertises de chacun et chacune. Entre artistes et travailleurs sociaux, entre usagers de la ville, entre artistes du sonore, du visuel et de la chorégraphie, entre Marie et moi et nos approches.
M.M. Un jeu d’échappée qui vient par la réciprocité. Je pense à Vassili, que je rencontre aussi dans mon quartier. Un matin, il était à Point d’eau. Je me suis assise à côté de lui. Comme à chaque fois que je vais là-bas, j’avais installé des nappes, quelques stylos, du fil à coudre, les toiles cartographiées précédemment… j’avais un drap de petite taille et mon feutre. Vassili fabriquait un lance-pierre. Pour accrocher le caoutchouc au cuir il faut être deux, je lui ai donné la main, et puis j’ai dessiné ce très bel objet. De là, il m’a donné la main pour dessiner le territoire, ses paysages. Ces dessins sont des fragments cartographiques de leurs, de nos expériences, il y a des géographies multiples dans cette ville, des géographies qui s’accordent avec des territoires et des Histoires dans lesquelles il y a un désir, celui de se frayer un chemin. Relever un itinéraire, esquisser une carte, ça n’est pas pour autant dresser un cadastre, ni figer des relations, ni chercher à capter une indiscernable identité. Les cartes ne sont pas des instruments d’observation. Ce sont des instruments d’évacuation. Evacuation et vivier du langage, de geste, de mémoire.
DÉSIRS D’INVESTIGATION DU TERRITOIRE L.H Le fait d’être artiste du paysage mais aussi danseuse fait que je suis toujours à l’affût, curieuse, extrêmement, des rapports qu’entretiennent d’autres corps à des espaces que j’ai arpentés mille et une fois. Il y a des lectures du sol, du terrain que je peine à envisager, des mondes que je ne connais pas parce que ça n’est pas ma vie. Et des réalités sociales que je ne connais pas non plus, ou seulement dans les grandes lignes et donc sans la place d’une relation particulière, d’une rencontre. Ces zones d’inconnu génèrent des désirs d’investigation du territoire, de l’environnement, du proche. Aussi, il y a des esthétiques et des économies de l’habitat qui me touchent parce qu’elles se permettent d’inventer, en les investissant, des espaces qui, a priori, ne sont pas destinés à de l’habitation : installation de caravanes ou habitats mobiles en ville, aménagement de grottes, tunnels, abris, construction de cabanes, occupation de bâtiments abandonnés. Autant de formes qui posent des questions qui nous concernent tous : habiter ça commence où ? Par une porte que je peux fermer ou ouvrir ? Par un "toit" pour me protéger de la pluie ? Par des "murs" qui m’entourent, quels qu’en soient les matériaux ? Par une zone, un endroit où je me sens "chez moi" ? quartier, terrain, rue, voisinage… J’ai eu envie de travailler avec ces personnes, parce que leur relation au mouvement, à l’espace, au terrain, au présent et à l’imaginaire éveillait ma curiosité et un désir de connaissance et de rencontre. A l’instar des Maraudes sanitaires et sociales, j’ai choisi de mener un Atelier Mobile pour cartographier des territoires du quotidien. J’ai eu besoin d’arpenter la ville, son bitume, pour arpenter ces imaginaires… J’ai eu besoin d’arpenter ces Lieux-dits, ces Lieux-dessinés, d’aller vers, de mettre à l’épreuve mon propre rapport à l’espace, à l’image, aux images.
M.M. En fait, une fois que tu commences à faire, à réaliser avec des situations comme celles-ci, je trouve que ça devient difficile d’imaginer de produire des objets ou des dispositifs ou même de la pensée sans se mouiller, être touchées, remises en question, perdues du fait de ces réciprocités.
RENCONTRER UN MONDE DES MONDES
M.M. Quand j’ai commencé à imaginer ce projet de cartographier les itinéraires, les chemins empruntés, les lignes de rêves à l’échelle des pourtours de Point d’eau, du Fournil, de Grenoble, de Rhône-Alpes, des alpes, du pourtour méditerranéen, de l’Afrique, de l’Europe… etc., aussi loin qu’un trait se souvienne de ce que son auteur a parcouru comme chemin, j’avais en tête les récits de Sarah, qui travaille au Fournil depuis longtemps. Elle racontait comment à la fin des repas, les gens restaient parfois, et pour se comprendre, poussaient les assiettes et les verres et sur les sets de tables parsemés de viande, de gras, de grains… un dessin de leur monde se levait et se lève encore parce que c’est une pratique quotidienne au Fournil. Ces histoires m’ont donnée envie de donner à ces cartes une temporalité plus longue qu’une conversation d’après le repas et un public plus large. Pour moi Sarah, comme Pascal et Candice à Point d’eau sont des passeurs, ils sont dans ces institutions depuis tellement longtemps.
L.H. Pour ma part, je crois que je rencontre un monde, non pas via des passeurs, mais via un canevas, quelque chose d’un peu immatériel… Le canevas tracé par le projet qu’on a monté, le canevas de ma curiosité envers ces interlocuteurs et leurs réalités. Forcément c’est quelque chose d’assez subjectif, ce sont d’abord mes imaginaires, mes présupposés qui viennent tracer les contours d’un univers, d’une réalité sociale, puis ces lignes se démultiplient, le monde se complexifie, devient une série de mondes, de sensibilités.
M.M. Ensuite, quand le travail commence, ça n’est jamais comme on t’a raconté, comme tu as imaginé, il ne se passe pas ce pourquoi ton désir s’est constitué en projet et t’a amené jusque-là. Au Fournil, comme à Point d’Eau, quand tu arrives, c’est un monde. Et très vite il manque quelqu’un à qui s’accrocher à cause de l’étourdissement de ce monde. En demandant aux gens s’ils peuvent me dessiner où l’on est, par où ils entrent dans cette ville… je cherche un, des auteurs. Celui, celle qui va dire. Dessiner le lieu.
LES LIEUX DITS, LES LIEUX DESSINES.
M.M Par exemple, quand j’ai rencontré Alpha et qu’il a dessiné la ville sur un set de table au Fournil, son dessin était tellement étrange pour moi, tellement intriguant, dans la facture, dans sa géographie, que je lui ai demandé s’il pouvait encore me dessiner la ville, plus loin, en collant un autre set de table et comme ça à quatre reprises jusqu’à ce qu’il s’en aille. Cette carte, celle d’Alpha, me fait penser au tapis, au monde miniaturisé grâce auquel on peut se balader sans voir le temps passer. Il y a quelque chose de l’ordre d’un détachement au réel, une apesanteur alors que l’on ne cesse de faire des allers-retours entre sa propre expérience du territoire ou des cartes d’atlas et ce plan qui prend notre regard et notre esprit.
QU’EST-CE QUI SE DESSINE ?
LH : Finalement, ce qui se dessine est très variable. Le fil, ça pourrait être des extraits de villes, de zones qui s’articulent toujours avec ici ou là, maintenant ou avant. Notre localité.
MM : Oui, notre localité géographique, et puis une autre localité, plus intime, quelque chose qui chemine en nous et entre nous, mais je ne sais pas ce que c’est.